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Considérer la photographie en tant qu’œuvre d’art n’a de sens, à mon avis, que de façon relative. Notre tâche consiste à enregistrer des événements. Qu’il s’agisse ou non d’art, cela dépend de l’interprétation de chacun.

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La photographie, comme la vie, est un voyage que l’on entreprend pour découvrir quelque chose. Reproduire quelque chose, c’est raconter une histoire. Nous racontons des histoires chacun à notre manière. L’histoire n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est la manière de la raconter. Je fabrique des images du bout du doigt, avec la complicité et la connivence de mes yeux. Raconter des histoires du bout du doigt n’est pas toujours facile, je dois le dire. 

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Photographier est un engagement douloureux. Douloureux, parce que pour que la photo “soit”, il faut qu’elle soit réelle. Douloureux, parce que cet engagement doit tendre à renouveler quelque chose dans le monde. Quoi que ce soit — ou qui sait quoi ?

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Pour moi, il est essentiel que la photographie s’enracine dans l’instant, qu’elle s’y incorpore, qu’elle révèle une vision du monde, la synthèse de son mystère, de ses objets et de ses choses. Elle n’acquiert de grandeur que lorsqu’elle est capable de traduire l’authenticité de ses éléments transitoires.

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Comme dans tout art, la charge d’intuition et de vocation est l’élément décisif pour parvenir à un langage efficient et singulier, qui soit en même temps personnel et universel. Voilà à mes yeux tout le problème de la communicabilité.

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Le photographe doit avoir en lui un amalgame vital d’expériences acquises. D’expériences vivantes qui se rassemblent et fusionnent en une fraction de seconde pour faire une photo. L’expérience ne créé pas l’énergie, mais elle la polarise peut-être mieux au cours du temps.

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La photo est l’alliage d’un monde imaginaire et d’un monde existant et codifié. Il faut être sur place et prendre des positions corporelles ridicules. De temps en temps, le monde devient trop grand, trop morose, trop froid. Parfois, l’imagination n’a plus la force de glisser son grain de sel. Il faut être présent, participer. La démarche photographique doit être ludique. Il faut jouer la photographie. Je fais de la photographie comme je fais de la musique. Je m’y mets. Mon instrument est un 50mm, c’est-à-dire mon œil.

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Je travaille au Louvre. Quelquefois, c’est banal. C’est normal, j’imagine des mineurs qui chaque jour descendent dans la mine… C’est la même chose. Chaque jour, je prends un ticket de métro pour y aller, pour y revenir. Je me dis toujours, je vais faire quelque chose d’original. Il faut que la photo raconte quelque chose. Mallarmé disait en substance : “Le ‘non-dit’ devient plus éloquent que tout, le ‘non-dit’ devient émotion”.

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Le hasard ce n’est surtout pas moi, le hasard c’est l’autre. Je circule, déambule, le hasard est pertinemment dehors, il est partout. Trop inquiet, je suis par nature incapable de rester en place, de me fixer géographiquement sur un point. Je suis, dans l’espace, itinérant, instable. La grâce n’a qu’à intervenir à un moment ou un autre, sans prévenir. Mais il faut alors une concentration inhumaine, qui a plutôt à voir avec l’orage sous les tropiques, avec la rage.

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Dans la rue, dans les rues, Leica à la main, j’ai envie de danser. Les gens ne sont pas au courant de mon arrivée. Je dois susciter la danse. Les gens ont toujours un peu envie de danser. Ils sont là, comme pour me permettre de rythmer ma danse à moi. Je veux dire que tout le corps est présent. Les pieds sont très importants, il faut qu’ils se placent bien, il leur faut choisir leur territoire. Le corps tout entier élit l’angle d’où l’œil regarde. C’est ce que j’appelle la contredanse.

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Faire une photographie demande un effort physique, c’est de la danse. C’est une recherche, il faut être très concentré sinon on passe à côté. Les choses viennent par le haut. Ça reste toujours un mystère. Pourquoi certaines choses n’arrivent qu’à certains ? Si je passe une semaine à marcher avec un écrivain, il écrira des choses que je n’ai même pas vues. Le mécanisme émotif, psychique, mental de la pensée est différent. La photo, c’est comme un poème. Ça vous est offert. Quelque chose se passe, de l’ordre de l’éphémère. Il faut être en synchronie avec ce qui survient. Il y a des choses, des photos que je n’ai pas l’impression d’avoir faites.

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Tout ce qu’il y a de plus important survient par hasard autour de nous, il suffit d’être capable de le voir.

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L’image révèle souvent le secret du regard, certaines incertitudes du cœur.

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Il y a de la nostalgie, une nostalgie qui porte en elle l’aspiration à un monde heureux… Comme s’il y avait un avant, un état antérieur aux carences de la société. Le sentiment d’un manque est comme un appel à le combler, à apaiser l’inquiétude.

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La photographie a un lien avec l’éphémère et la nostalgie de le perdre. On ressent la profonde nécessité qu’une chose transitoire demeure, c’est au fond une aspiration à l’éternel.

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Mes photos sont des enfants abandonnés, à peine avoir été mis au monde. Je n’ai jamais en tête la photo que je ferai, par conséquent, je ne peux avoir en tête les photos que j’ai faites ! Ma mémoire ne cherche pas à comprendre. Elle est oubli. Mes photos sont un ensemble d’images qui peut me donner la température réelle du monde dans lequel je vis.

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La photographie constate, elle montre le monde, elle ne le change pas. Je ne crois pas que l’art change le monde. Il en a juste le sens et le désir.