ALÉCIO DE ANDRADE : ITINÉRAIRE DE L’ENFANCE
Alécio de Andrade est jeune et inquiet – une inquiétude qui est celle de son époque difficile, déroutante et contradictoire, pleine de trouble, d’angoisses et de défaites. En quête de ressources salvatrices pour comprendre son temps, le motiver et l’affirmer, il a exploré les chemins de la musique, de la poésie, de la fiction, s’est enivré de la solitude que les foules portent, elles, comme un grand cri, et a abouti musicalement et poétiquement à la photographie, où la vie s’est enfin manifestée dans une plénitude à laquelle il aspirait. Ses yeux, qui ont encore des reflets de pureté et de grâce enfantine, affectés par une douce myopie que l’objectif exact de l’appareil corrige et ordonne, ont trouvé dans l’enfance des plages, des parcs, des écoles et des trottoirs leur chemin émotionnel, passionné et captivant, neutralisateur d’angoisse, et il nous a donné, avec sa douce impressionnabilité et la mobilité de son être avide de beauté et de vérité, des moments extatiques et enchantés que n’aperçoivent pas des yeux ordinaires, des moments éphémères et éternels.
La photographie est une technique et, en tant que technique, plus elle est raffinée, plus elle offre de perspectives. Au demeurant, un artiste ne saurait se passer de la cuisine de l’art qu’il a embrassé, de la connaissance intime de ses contraintes, de ses accommodements, des trucs et astuces que la pratique, la curiosité et la recherche patiente lui permettent sagement d’emmagasiner. Mais par la technique seule, et quelle que soit sa perfection, l’art ne s’élève pas, il ne s’agrandit pas, il ne réconforte pas, il ne soulage pas, il ne se transmet pas et il ne dure pas. Il a fondamentalement besoin d’être pétri avec sensibilité. Et Alécio de Andrade ne manque pas de sensibilité – fine, étrange, aiguë et captivante.
Aujourd’hui, il part en Europe pour étudier, c’est-à-dire pour voir, voir beaucoup – le monde est grand, les horizons infinis et les territoires du rêve aussi ! Mais avant de partir, comme pour montrer tout ce qu’il peut apprendre de ses pérégrinations, de ses rencontres et de son humble apprentissage, il nous offre cette petite exposition magique – des instantanés d’enfants, un jardin de rêves, de rires et d’attitudes spontanées, où son âme se délecte des joies de la création, capte le temps qui ne se perdra pas et que, merveilleusement, en noir et blanc, il nous aide à nous réapproprier.
MARQUES REBELO
Un ange de la nuit accompagne Alécio de Andrade, poète de la photographie. La photographie, surtout en noir et blanc, est un art nocturne, voire onirique. Comme les rêves, elle anime ce qui fut, et à travers elle, la lumière naît de l’ombre. De l’ombre qui parfois se trouvait en nous. Ce qui veut dire aussi que, du moins dans les mains de ce poète, l’appareil photo nous montre ce qui nous habitait inconsciemment, ce que nous ne savions pas avoir vu, mais qui soudain s’impose à nous avec force. En une fraction de seconde, l’objectif a saisi ce qui est peut-être éternel dans une créature, et qui fait certainement d’elle ce qu’elle est ; il a saisi ce qui était secret, caché, et il le révèle.
C’est la force de la révélation que cette exposition met en exergue. Alécio de Andrade présente une série d’images consacrées à l’irremplaçable itinéraire de l’enfance, non pas en essayant, comme le ferait avec une certaine naïveté un artiste moins intuitif que lui, de donner l’impression du mouvement, de nous faire croire à la motilité d’une reproduction immobile, mais en fixant, et comme en gravant dans notre sensibilité, ces synthèses de mouvement que peuvent être les gestes.
Sur le papier soyeux, là où les lumières et ombres, les blancs et les noirs charbonneux cernent des visages nus, des bras, des mains et des jambes d’enfants, les vagues de la mer, les branches, les jouets, les fenêtres et les fleurs, notre rhapsode du silence exprime des tristesses, des étonnements, des dialogues et des rêves. Ce qu’il enregistre à travers le regard cyclopéen de l’appareil, ce sont les réactions des enfants face aux êtres et aux choses, mais aussi face à certaines découvertes, comme leur premier voyage solitaire et interdit au bout de la rue.
Ces explorations, qui comprennent des curiosités, des appréhensions et des débuts d’aventures, nous sont racontées par un Ariel invisible, comme il se doit. Les garçons et les filles ignorent et doivent ignorer la présence de celui qui les voit et nous permet de les voir pour toujours ; celui qui a attendu patiemment le moment de plénitude où, vus d’une certaine manière, ils deviennent ce qu’ils sont vraiment : des petits diables passionnés et sourds (sourds à tout ce qui n’est pas ce qui retient momentanément leur attention). Quelqu’un a repéré en eux l’attitude vitale qui résume toutes les autres et libère une créature de la confusion grégaire.
Ariel a composé un vaste poème, calligraphié comme au temps des artisans et des incunables, inspiré par des sources qui ne savent pas qu’elles sont des sources, les enfants (à cet égard, ils ressemblent à des saints, probablement des saints qui ignorent tout de cette condition). La « part de Dieu » a besoin de témoins, et aujourd’hui nous avons le nôtre : un jeune poète aux images inoubliables, qui nous rappelle à sa manière que les enfants sont des sources de vie inattendues et inépuisables.
ROBERTO ALVIM CORRÊA
Alécio de Andrade –Itinerário da infância, Petite Galerie, Rio de Janeiro, Brésil, 1964.
Traduit du portugais (Brésil) par Jean-Baptiste Para.
LE PORTRAITISTE D’ENFANTS
Dans la PETITE GALERIE, le garçon au visage d’enfant a ouvert une exposition de photographies. Je conseille à mon lecteur, si d’aventure il y en a un, d’aller y jeter un coup d’œil. Le garçon s’appelle Alécio de Andrade et n’a aucun lien de parenté avec moi ; les Andrade sont aussi nombreux sur terre que les gouttes d’eau dans l’océan, mais ils n’ont pas cet air de famille unique et sans dissemblance qui caractérise les gouttes d’eau. Je ne fais donc pas la promotion d’un oncle ou d’un neveu. Le fait est qu’il vaut vraiment la peine de regarder les photos d’Alécio. Si vous n’en ressortez pas avec une tendresse particulière pour la vie, alors, mon cher, renoncez à vous considérer comme une personne ; il y a de fortes chances que vous ne soyez qu’un objet parlant, et encore…
L’exposition s’intitule « Itinéraire d’enfance » et nous promène au gré des physionomies et des gestes des enfants : ceux que nous voyons tous les jours, dans les cours de récréation, dans les squares, mais qu’Alécio est retourné voir avec un œil plus lent et plus compréhensif (alors que lui-même a tout l’air d’un enfant). Il n’y a rien chez lui de cette douceur mielleuse avec laquelle nous avons tendance à regarder les gamins quand il s’agit des nôtres ou de ceux de nos amis, tant qu’ils ne salissent pas nos pantalons. Une douceur qui ne fait que masquer la vanité de l’auteur ou exprimer notre flatterie, qui n’est au fond qu’une forme d’indifférence. Ce n’est pas la bonne façon de voir les enfants. Si nous voulons pénétrer quelque peu le secret de l’enfant à travers son visage et en capter l’image fugitive, ce doit être avec un mélange de patience affectueuse et de sympathie rusée. L’expérience d’Alécio l’a conduit plus loin : il a atteint le moment où les enfants se révèlent sans crainte, de façon naturelle, se montrant juste curieux de ce que fait le photographe. Tout le prix de ces images, dans lesquelles la poésie n’est pas un élément extérieur, ajouté, mais l’essence même de la chose, réside dans la rencontre avec le mystère enfoui qui devient simple, accessible. D’où le bonheur qu’elles véhiculent. Quelle découverte, quelle redécouverte de nous-mêmes !
J’ai tenté d’exprimer mon émotion en quelques mots offerts à Alécio, que je reproduis ici :
« Regarde, découvre ce secret : il y a deux choses en une — elle-même et son image.
Observe encore. Une chose est d’innombrables choses.
Son image contient une infinité d’images à l’état de rêve, qui germent dans l’espace et la lumière.
Il en va également ainsi pour les créatures, multiples d’elles-mêmes.
La variété des images révèle le monde qui naît à chaque instant lorsque tu le contemples : formes, rythmes, angles, expressions, impressions, fragments, synthèses.
Une image est un être vivant comme les autres êtres. Elle veut pénétrer ton esprit, l’habiter comme un hôte affectueux.
Si tu la recueilles avec toute la pureté du regard et l’entière sympathie de la pensée, elle t’enrichira.
Ces images vont plus loin que les moyens de communication intersidéraux. Elles s’insinuent dans les profondeurs de la vie.
Elles parlent de ce que tu portes en toi comme une malle emplie de nostalgie.
La malle s’ouvre et ton enfance te salue avec l’innocence d’une source.
Il ne saurait y avoir de meilleur usage de la photographie que celui qui consiste à nous nourrir de ces parcelles perdues de notre âme.
Un art lié à la plus fugitive et pérenne des réalités poétiques, tel est le don sublime d’Alécio de Andrade. »
CARLOS DRUMMOND DE ANDRADE
« Imagens diferentes : Alécio & criança », Correio da Manhã, 30 septembre 1964, Rio de Janeiro, Brésil.
Obra Completa, Aguilar Editora, Rio de Janeiro, Brésil, 1967, pp. 1007-1008.
Traduit du portugais (Brésil) par Jean-Baptiste Para.
CE QUE VOIT ALÉCIO
La voix lui dit (une voix secrète) :
— Va, Alécio, vois.
Vois et exprime ce que tu vois, laisse chacun capter
à travers tes yeux le sentiment des formes
qui est le premier — et dernier — sentiment de la vie.
Et Alécio va voir
la nature des choses et des gens,
le jour dans sa nouveauté inconnue,
inaugural chaque matin,
le chien, le parc, la trace du passage
des humains dans la rue, l’idylle
jamais éteinte sous les idéologies,
la grâce ombilicale du nu féminin,
les conversations de café, les images
où la vie coule comme la Seine ou le São Francisco
pour se déposer à la surface d’une feuille
sur la pierre du quai
ou pour sourire dans les peintures classiques des musées
que l’on sait contemplées
par l’ignorance timide (ou arrogante) des visiteurs,
ou encore
pour se disperser et se concentrer
dans le jeu éternel des enfants.
Ah, les enfants… Pour eux,
un belvédère s’illumine dans l’œil d’Alécio
et de son objectif.
(Mais le meilleur objectif n’est-il pas le regard lyrique d’Alécio ?)
Tout se résume à une fontaine
et aux trois petites filles nues qui la complètent,
a superbe, radieuse, très pure photosculpture d’Alécio de Andrade,
hymne matinal à la création
et à la continuation du monde dans l’espérance.
CARLOS DRUMMOND DE ANDRADE
« As fotos de Alécio », Jornal do Brasil, 21 avril 1979, Rio de Janeiro, Brésil.
Traduit du portugais (Brésil) par Jean-Baptiste Para.
UN REGARD BRÉSILIEN SUR PARIS
Tout à coup ce chroniqueur a disparu de Rio. Enlèvement ? Fuite ? Caché à cause de dettes ou de méfaits ? Rien de tout cela. Il vit maintenant à Paris et demande qu’on ne l’appelle pas, qu’on ne lui écrive pas, qu’on laisse le petit vieux jouir tranquillement de l’âme de Paris dans les petites-grandes choses parisiennes, en compagnie d’un ami.
L’ami est Alécio, de Andrade lui aussi, quoiqu’ils ne soient pas parents. Ami. Nous n’avons pas besoin d’expliquer les noms. Alécio et moi, on se comprend. Je veux voir Paris d’une manière non touristique. Je m’intéresse aux petits côtés des grandes choses. Le Louvre est trop universel pour moi. Alors Alécio attend que trois bonnes sœurs sévèrement cagoulées à l’ancienne s’arrêtent pour contempler les Trois Grâces à poil de Regnault, et m’appelle pour les voir. L’énorme musée devient un chez-nous : humanisé.
Le Pont-Neuf. Les voilà : le peintre, la toile, le chevalet. Mais le peintre qu’Alécio me montre n’est pas en train de peindre. Tête baissée, la main au menton, peut-être peint-il intérieurement (la palette est restée dans la sacoche ouverte sur le banc). Pour ce genre de peinture, il n’est point besoin de matériel. Et comme la toile non-peinte est belle ! La Seine, au fond du tableau, fait glisser sa mémoire au fil de l’eau. Le peintre, très sensé, s’est abstenu de rajouter quoi que ce soit à l’ensemble.
Sur le quai de Conti, l’homme sans tête promène son chien. Sans tête, je le dis et je le répète. Il l’a couverte avec sa veste. Au Grand Palais, ce que le regard retient avec plaisir est la grande courbe de l’escalier en pierre, et la petite fille qui monte les marches. Les formes rythmées semblent créer de la musique (ou suis-je en train de trop entendre ?). Alécio voit le minimum et en extrait une émotion visuelle.
Ainsi, nous « Parisiâmes », sans guides, ni références, et il n’est pas étonnant que l’on ait retrouvé, ici Darius Milhaud dans sa chaise roulante, là Salvador Dalí faisant un de ses numéros, plus loin, notre Otto Lara Resende en conversation amène avec notre Cláudio Mello e Souza. Ou encore, Mário Pedrosa. Paris, même si ça n’apparaît pas sur la carte, est aussi, sûrement, une ville brésilienne. Nous ne devons pas nous sentir écrasés par sa splendeur historique, ni par les beautés de sa culture classique. On peut y percevoir les rires des adultes, le naturel des animaux, la cruauté elle aussi universelle des boucheries, le comportement millénaire et pourtant toujours neuf de la jeunesse. Alécio a réussi à capter le côté Barra do Piraí de Paris sans compromettre la grâce singulière d’une ville qui résume l’illustration de toute une culture, la lumière de toute une civilisation.
Maintenant, arrêtons de mentir. Ma saison parisienne est bâtie sur 127 photos d’Alécio, publiées en Suisse avec un texte de Julio Cortázar. L’album permet d’aller à Paris, le Paris de tous les jours, sans quitter ses pénates : expo sélective du bizarre, du lyrique, de l’impondérable du brouillard et des eaux de Paris, qui charrient mémoire, tradition et vie ordinaire. Alécio, l’espiègle, n’a pas écarquillé ses yeux brésiliens pour photographier Lutèce ; il les a gardés sereins, avec une sensibilité attentive, pour retenir des aspects qui traduisent l’être humain en train de jouir de sa vie ou simplement de la vivre dans un cadre riche de références historiques ; enfin, une ville où l’on aime et l’on travaille et l’on souffre et l’on paye ses impôts et l’on s’ennuie comme dans toutes les autres villes.
Il ne l’a pas démasquée, il ne l’a pas embellie, Paris. Il a livré une des versions de la ville, accessible à l’entendement, à l’humour, à la fantaisie du « lecteur » de photos, et ainsi il nous a tous rapprochés de ce monstre sacré qui a déjà suscité tant de rêves de par le monde.
La façon qu’Alécio a de voir et d’interpréter Paris, sans cesser d’être intellectuel ou « intellectualisé », est nettement humaine. Ceci honore et illumine son art de la photographie.
CARLOS DRUMMOND DE ANDRADE
« Um olhar brasileiro sobre Paris », Jornal do Brasil, 20 juin 1981, Rio de Janeiro, Brésil.
Traduit du portugais (Brésil) par Jean-Baptiste Para.